Proprioception Emotionnelle et Dépression
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Depuis le temps que je m’intéresse à la proprioception, je pensais commencer à bien maîtriser ce sujet. Mais, force m’est de constater que je ne suis pas encore au bout de mes surprises et que le rôle de ce sens si particulier, si peu connu du grand public, ne cesse de me surprendre. En effet, j’ai découvert récemment le rôle majeur de la proprioception dans la perception des émotions, que ce soient les nôtres ou la compréhension que nous avons de celles des autres (qui fera l’objet d’un autre article). Et, notamment, le rôle qu’elle semble jouer dans une pathologie aussi sérieuse que la dépression.
Tout a commencé par la lecture d’articles concernant le botox, qui m’ont interpellée, comme celui-ci, du site Top-Santé (Nov 2014), dont voici un extrait :
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L’article dans son intégralité : Anti-âge : le Botox rend-il dépressif ?
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En bloquant les muscles du visage, le Botox bloque aussi les signaux nerveux que l’on envoie à notre cerveau quand on sourit. Ce qui finit par nous rendre dépressif.
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Injectée dans les rides du front ou celles du contour de l’œil, la toxine botulique, plus connue sous le nom de botox, paralyse en quelques heures tous les muscles faciaux. C’est ce qui donne l’effet « peau lisse » tant attendu. Mais la toxine ne se contente pas de paralyser les muscles. Elle bloque aussi la libération du neurotransmetteur qui signale à notre cerveau que nous sommes en train de sourire (et que, par conséquent, nous sommes heureux). Faute de recevoir ces signaux, notre cerveau nous plonge dans une sorte d’état dépressif.
Selon le Dr Lewis, qui a mené une étude sur 25 femmes ayant reçu des injections de Botox, les femmes qui ont traité leurs rides du lion (les deux rides verticales entre les sourcils) ont été beaucoup moins affectées par cette baisse de moral. « Au contraire, après traitement elles reconnaissent être de meilleure humeur car elles ne peuvent plus, physiquement, être renfrognées ».
En revanche, celles qui ont traité les rides d’amertume (les rides qui partent du coin de la bouche) ont été plus déprimées car elles ne pouvaient plus sourire. « Or, les expressions de notre visage affectent aussi notre moral. Nous sourions parce que nous sommes heureux mais c’est aussi le fait de sourire qui nous rend heureux » insiste le Dr Lewis.
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A partir de ce moment, mon intérêt et ma curiosité étaient éveillés, car qui dit muscle dit proprioception . J’ai donc commencé à chercher des articles pour voir si j’en trouvais qui reliaient la proprioception à ce phénomène, ce qui fut assez simple. Par exemple, dans cet article de 2014 de l’Agence de presse Suisse LargeNetwork, dont je vous invite à lire l’extrait ci-dessous :
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L’article dans son intégralité : Rides frontales, Botox et dépression
Soigner sa dépression chez le dermatologue? Ce n’est pas un scénario déjanté de Woody Allen mais un traitement préconisé par des psychiatres.
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Lors du Congrès annuel 2014 de la Société suisse de psychiatrie et de psychothérapie qui se tenait à Bâle du 10 au 12 septembre, le docteur Axel Wollmer a surpris l’auditoire avec son exposé intitulé «Toxine botulique en guise de traitement contre la dépression». Sa nouvelle approche pour traiter la dépression légère et moyenne consiste en l’injection de toxine botulique dans la zone de la glabelle (région comprise entre les sourcils). L’étude qu’il a réalisée à Bâle montrerait qu’un traitement, avec une seule injection, peut entraîner rapidement «une amélioration significative et durable de l’humeur de patients souffrant de dépression chronique ou qui résistaient jusqu’à présent à tout traitement».
Comment expliquer cet effet antidépresseur? Pour le chercheur, il repose probablement sur le fait que «la paralysie des muscles de la mimique dans la zone frontale, lesquels expriment en cas de dépression avant tout des émotions négatives telles que l’anxiété ou de la tristesse, entraîne une interruption des afférences proprioceptives générées par ces émotions entre le visage et le cerveau». On parle de rétro-mécanisme facial. En d’autres termes, les émotions négatives génèrent des contractures de la musculature faciale. Musculature qui en informe le cerveau. Le Botox, en interrompant la transmission de ces messages, empêcherait ainsi l’entretien de l’humeur dépressive.
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Mais, le meilleur était à venir avec cette publication du Journal of Psychiatric Research 80(2016) 93-96, où les auteurs développent carrément le concept de Proprioception Emotionnelle et font le lien entre les informations proprioceptives véhiculées par la branche ophtalmique du nerf trijumeau et la dépression. Je vous ai traduit quelques passages intéressants, mais cette traduction a ses limites, je ne suis pas médecin . (Clic sur l’image ci-dessous pour accéder à l’article complet en anglais)
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Résumé :
Nous développons le concept de Proprioception Emotionnelle, par lequel les muscles de l’expression faciale jouent un rôle central dans l’encodage et la transmission de l’information aux circuits émotionnels du cerveau, et nous décrivons sa neuroanatomie sous-jacente. Nous explorons le rôle de l’expression faciale à la fois dans le reflet de l’humeur dépressive et dans son influence sur celle-ci. Les circuits impliqués dans ce dernier effet sont une cible logique pour le traitement par toxine botulique, et nous passons en revue les preuves à l’appui de cette stratégie. Les données d’essais cliniques suggèrent que la toxine botulique est efficace dans le traitement de la dépression. Nous discutons des implications cliniques et théoriques de ces données. Cette nouvelle approche de traitement est juste un exemple de l’importance potentielle des nerfs crâniens dans le traitement de la dépression.
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Proprioception émotionnelle
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Les fibres nerveuses afférentes semblent relayer l’information émotionnelle au cerveau de manière instantanée, signalant notre état émotionnelNous proposons l’hypothèse que le cerveau utilise l’expression des muscles faciaux pour fournir cette Proprioception Emotionnelle. Quand nous paralysons les fibres musculaires avec la toxine botulique, cela peut signaler aux branches finales du nerf trijumeau- peut-être celles impliquées dans le renseignement de la douleur, la position et la tension musculaire – un soulagement du stress physique, entraînant une diminution stress émotionnel.
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Possibles circuits neuroanatomiques sous-jacents impliqués dans l’effet antidépresseur de la toxine botulique
Afin de comprendre le mécanisme de la Proprioception Emotionnelle qui peut être à l’œuvre dans cet effet antidépresseur, il est intéressant de noter que l’activité musculaire dans la région du front influence les fibres proprioceptives de la branche ophtalmique du nerf trijumeau. Ceci peut à son tour activer le PFC (Nda : Cortex Préfontal) ventromédian via le noyau trijumeau mésencéphalique et le locus ceruleus, ce dernier ayant des connexions directes avec l’amygdale et le PFC (Matsuo et al., 2015), structures critiques pour la régulation émotionnelle.
Nous émettons l’hypothèse qu’en injectant de la toxine botulique dans le front, de ce fait paralysant temporairement et réversiblement le muscle Corrugateur, nous influençons le signal proprioceptif envoyé le long de la branche ophtalmique du nerf trijumeau. Ainsi, au niveau neuroanatomique, la toxine botulique soulage littéralement la douleur et le stress des muscles Corrugateurs du front
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En résumé, la Proprioception Emotionnelle est un concept utile pour comprendre l’influence que les muscles faciaux ont sur les centres émotionnels du cerveau.
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Ceux qui s’intéressent au traitement proprioceptif et à la posturologie auront fait tout de suite le lien avec l’action des prismes posturaux qui agissent en modifiant les influx proprioceptifs des muscles oculo-moteurs de la branche ophtalmique du nerf trijumeau. La prise en charge du capteur rétino-trigéminé est d’ailleurs tout l’objet des travaux des Drs Quercia et Marino.
Dans les années 80, Martins da Cunha décrivait le Syndrôme de Déficience Posturale, et dans la clinique de celui-ci figurait la dépression (avec un accompagnement d’autres signes proprioceptifs, mais résistant aux traitements médicamenteux et disparaissant à la reprogrammation posturale). Les posturologues ont par la suite été fort critiqués de vouloir prendre en charge de nombreuses pathologies diverses allant des troubles posturaux, à la dépression, en passant par la dyslexie, comme on peut le voir ici : « Le fait que cette méthode soit ouvertement critiquée tient qu’elle parle ouvertement de guérison de la dyslexie (voire même d’autres choses) ».
Et voilà, les années passent, la recherche avance. Et de plus en plus d’études viennent confirmer les intuitions géniales de ce clinicien exceptionnel !
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A lire aussi :
Le Botox peut-il traiter la dépression? L’expression faciale peut vous guérir
Botulinum Toxin for Depression ? Emotional Proprioception
Voir aussi, dans un registre proche, la vidéo suivante (en anglais) :
Des chercheurs de Zurich montrent qu’ après 6 mois d’une légère paralysie faciale, provoquée par du botox, la manière dont le cerveau perçoit des stimuli sur la main est affectée (quand les posturologues disent que la proprioception fonctionne sur la base d’ une chaîne musculaire qui va de l’oeil jusqu’au pied).